8
Des nouvelles venues du ciel
Il y eut un trou noir dans les souvenirs de Nasuada, une absence de sensation si totale que le temps s’y abîma. Elle ne prit conscience de ce vide qu’en revenant à elle, secouée avec insistance par Jörmundur qui parlait très fort. Il lui fallut encore une bonne minute pour déchiffrer le flot sonore qui sortait de ses lèvres. Enfin, elle entendit clairement :
— … bon sang, mais regarde-moi ! Là, comme ça ! Et ne te rendors pas, ou tu ne te réveilleras plus.
— Tu peux relâcher mon épaule, Jörmundur, dit-elle avec l’ébauche d’un sourire. Je me sens beaucoup mieux, à présent.
— Oui. Et mon oncle Undset était un elfe, peut-être.
— Ah bon ? Ce n’est pas le cas ?
— Bah ! Tu es comme ton père, tu ne tiens aucun compte de ta sécurité. Les tribus et leurs vieilles coutumes sanguinaires peuvent moisir dans leur trou ! Il faut qu’un guérisseur te soigne. Tu n’es pas en état de prendre des décisions.
— Pourquoi crois-tu que j’aie attendu le soir ? Tu vois, le soleil est presque couché. Je me reposerai cette nuit et, demain, je serai d’attaque pour traiter les affaires qui réclament mon attention.
Farica apparut et vint se pencher sur Nasuada :
— Oh, Madame, vous nous avez fait une de ces peurs !
— Et ce n’est pas fini, marmonna Jörmundur.
Ignorant la brûlure de ses bras, Nasuada se redressa sur son siège.
— Rassurez-vous, je suis presque remise. Vous pouvez vous retirer tous les deux, il n’y a plus rien à craindre. Jörmundur, dépêche un messager pour informer Fadawar qu’il gardera le commandement de sa tribu s’il me reconnaît pour son chef de guerre et me jure fidélité. C’est un meneur d’hommes trop habile pour que nous nous dispensions de lui. Toi, Farica, en regagnant ta tente, passe dire à Angela, l’herboriste, que j’ai besoin de ses services. Elle a accepté de me préparer des toniques et des emplâtres.
— Tu es beaucoup trop faible, je refuse de te laisser seule.
Farica approuva d’un hochement de tête :
— Sauf votre respect, Madame, Jörmundur a raison. Ce ne serait pas prudent.
Nasuada jeta un coup d’œil à l’entrée de la tente pour s’assurer qu’aucun des Faucons de la Nuit n’était à portée d’oreille, puis elle leur dit dans un murmure :
— Je ne serai pas seule.
Les sourcils de Jörmundur s’envolèrent vers son front, et l’inquiétude se peignit sur les traits de Farica.
— Je ne suis jamais seule. Est-ce compris ?
— Tu as pris certaines… précautions, Nasuada ? s’enquit Jörmundur.
— Oui.
À l’évidence, son assurance perturbait ses deux protecteurs.
— Nasuada, reprit Jörmundur, le devoir m’impose de veiller à ta sécurité. Il me faut savoir de quelle protection supplémentaire tu disposes et qui a accès à ta personne.
— N’y compte pas, répondit-elle avec douceur.
Puis, voyant briller une lueur d’indignation dans le regard de Jörmundur, elle ajouta :
— Je ne doute pas de ta loyauté, loin de là. Mais cela doit rester mon secret. Pour ma tranquillité d’esprit, je tiens à avoir en réserve une dague dont tous ignorent l’existence, une arme cachée dans ma manche si tu préfères. Considère que c’est une faiblesse de ma part, et ne te tourmente plus. Je ne critique en rien la manière dont tu t’acquittes de ta tâche.
— Très bien, Ma Dame.
Et Jörmundur s’inclina avec une solennité dont il usait rarement envers elle.
D’un geste de la main, Nasuada les congédia ; Jörmundur et Farica quittèrent aussitôt la tente rouge.
Pendant une minute ou deux, Nasuada n’entendit plus que les cris rauques des corbeaux charognards qui tournoyaient autour du campement varden. Puis il y eut un léger bruissement, comme de petites souris furetant en quête de nourriture. Elle se retourna au moment où Elva apparaissait entre les deux pans du rideau qui séparait sa cachette de la pièce principale.
Nasuada l’examina.
La croissance surnaturelle de la fillette se poursuivait. À leur première rencontre, assez récente tout de même, l’enfant semblait avoir trois ou quatre ans. À présent, elle en paraissait six. Elle portait une robe noire ordinaire, rehaussée de quelques touches de violet au col et aux emmanchures. Ses longs cheveux raides étaient encore plus noirs, cascade de néant qui lui tombait au creux des reins. Son visage aux traits anguleux était d’une blancheur de porcelaine, car elle s’aventurait rarement dehors. La marque argentée du dragon brillait à son front, et ses yeux, ses yeux violets, étaient empreints de lassitude désabusée, résultat de la bénédiction malencontreuse d’Eragon, en réalité une malédiction qui obligeait la petite à endurer les souffrances d’autrui et à tenter de les prévenir. Assaillie par la douleur cumulée de milliers de combattants, elle avait failli ne pas survivre à la dernière bataille ; afin de la protéger, un membre du Du Vrangr Gata l’avait pourtant plongée dans un sommeil artificiel pour toute la durée des combats. La fillette recommençait tout juste à parler et s’intéresser à ce qui l’entourait.
Du dos de la main, elle essuya sa bouche en bouton de rose.
— Tu as vomi ? demanda Nasuada.
Elva haussa les épaules :
— Souffrir, j’ai l’habitude, mais résister au sort d’Eragon est toujours aussi pénible… Il en faut beaucoup pour m’impressionner, Nasuada, et je dois reconnaître que tu as du cran pour avoir supporté ces entailles.
Nasuada ne s’y faisait pas ; malgré leurs contacts quotidiens, la voix d’Elva l’angoissait par son amertume et son cynisme d’adulte blasé qui choquaient chez une enfant si jeune. Ignorant le trouble qui l’oppressait, elle répondit :
— Tu es plus forte que moi. Je n’ai pas eu à subir la douleur de Fadawar en plus de la mienne. Merci d’être restée à mes côtés. Je sais ce qu’il t’en a coûté et je t’en suis reconnaissante.
— Reconnaissante ? Ha ! Voilà un mot creux s’il en est, Dame Qui-Marche-La-Nuit.
Les petites lèvres d’Elva se retroussèrent en un rictus :
— Tu as quelque chose à manger ? J’ai une faim de loup.
— Farica a laissé du pain et du vin derrière ces rouleaux de parchemin.
Elle désigna l’endroit du doigt, regarda la fillette traverser la tente et se jeter sur le pain tel un chien affamé.
— Au moins, ton calvaire prendra bientôt fin. Dès qu’Eragon sera rentré, il lèvera le sort.
— Peut-être.
Après avoir englouti une demi-miche, Elva s’interrompit :
— J’ai menti concernant l’Épreuve des Longs Couteaux.
— Comment cela, tu as menti ?
— Je te voyais perdre, pas triompher.
— Pardon ?
— Si j’avais laissé les événements suivre leur cours, tu aurais craqué à la septième entaille, et Fadawar serait assis à ta place. Alors, je t’ai dit ce qu’il te fallait entendre pour que tu l’emportes sur lui.
Nasuada en eut froid dans le dos. Si c’était vrai, sa dette envers l’enfant-sorcière était plus lourde que jamais. Quoi qu’il en soit, elle n’appréciait guère d’avoir été manipulée, fût-ce à son avantage.
— Je vois. Il semblerait que je doive te remercier une fois de plus.
Elva émit un petit rire cassant :
— Et cela t’irrite au plus haut point, n’est-ce pas ? Aucune importance. N’aie pas peur de me vexer, Nasuada. Nous sommes utiles l’une à l’autre, rien de plus.
Affreusement gênée, Nasuada éprouva un vif soulagement quand l’un des nains en faction devant la tente, le capitaine de la garde, causa une diversion. Frappant son bouclier de son marteau, il annonça :
— Angela l’herboriste demande à vous voir, Dame Qui-Marche-La-Nuit.
— Permission accordée, lança-t-elle d’une voix forte.
Angela pénétra sous la tente, avec un assortiment de sacs et de paniers accrochés à ses bras. Comme toujours, sa crinière bouclée formait un nuage orageux autour de son visage, marqué ce soir-là par l’anxiété. Sur ses talons venait Solembum, le chat-garou, sous sa forme animale. Il alla droit vers Elva et se frotta contre ses jambes en faisant le gros dos.
Lorsqu’elle eut déposé son bagage sur le sol, Angela roula des épaules pour détendre ses muscles et soupira :
— C’est un comble, tout de même ! Entre vous et Eragon, j’ai l’impression de passer mon temps à soigner des gens trop sots pour se rendre compte qu’ils devraient éviter de se faire hacher menu.
Tout en parlant, l’herboriste haute comme trois pommes rejoignit Nasuada et entreprit de défaire les bandages qui enveloppaient son avant-bras droit. Puis elle claqua la langue d’un air réprobateur :
— En temps normal, c’est le moment où le guérisseur demande au patient comment il se sent, où le patient pas très honnête répond : « Oh, ça va plutôt bien », et où le guérisseur l’encourage d’un : « Parfait. Parfait. Ne vous démoralisez pas et vous vous remettrez. » Inutile de se leurrer, toutefois ; vous n’êtes pas près de danser la sarabande ni de mener des charges contre l’Empire.
— Mais je guérirai, non ?
— Vous guéririez si vous m’autorisiez à user de la magie pour refermer ces plaies. Puisque ce n’est pas possible, je préfère ne rien affirmer. Vous cicatriserez cahin-caha comme le commun des mortels, à condition qu’aucune de ces entailles ne s’infecte.
Elle s’interrompit dans sa tâche, leva les yeux vers Nasuada :
— Vous êtes consciente que vous en garderez des cicatrices ?
— Qui vivra verra.
— Très juste.
Réprimant un gémissement, Nasuada regarda en l’air tandis qu’Angela suturait les blessures et les recouvrait d’une couche épaisse de bouillie de plantes humide. Du coin de l’œil, elle aperçut Solembum qui sautait sur la table pour s’asseoir à côté d’Elva. D’une patte velue, le chat-garou prit un morceau de pain sur l’assiette de la fillette et le grignota du bout de ses crocs luisants. Ses oreilles démesurées, surmontées de pompons noirs, frémissaient et s’orientaient d’un côté à l’autre, suivant les mouvements des guerriers en armure qui passaient à proximité de la tente.
— Barzûl, marmonna Angela. Il n’y a que des hommes pour imaginer de se taillader de la sorte afin de décider qui sera le chef de meute. Bande d’imbéciles !
Rire lui faisait mal, mais Nasuada ne put s’en empêcher.
— C’est bien vrai, approuva-t-elle lorsqu’elle se fut calmée.
Alors qu’Angela achevait d’attacher la dernière bande, le capitaine nain de la garde s’écria :
— Halte-là !
Un véritable carillon retentit dehors : les gardes humains croisaient leurs épées pour barrer l’entrée de la tente.
D’instinct, Nasuada tira son poignard du fourreau cousu dans son corset. Elle eut quelque peine à en agripper le manche, ses doigts étaient gourds, maladroits, ses muscles, lents à répondre. Son bras était comme mort, n’était la brûlure des lignes gravées dans sa chair.
Angela sortit elle aussi un poignard des plis de ses vêtements ; elle se plaça devant Nasuada et marmonna quelques mots en ancien langage. D’un bond, Solembum vint se poster aux pieds d’Angela ; grondant et crachant, il paraissait plus gros que la plupart des chiens tant son poil était hérissé.
Elva continuait de manger, imperturbable. Elle examina le morceau de pain qu’elle tenait entre le pouce et l’index comme on étudierait un insecte bizarre, puis elle le trempa dans un gobelet de vin avant de l’enfourner dans sa bouche.
— Dame Nasuada ! hurla un homme. Eragon et Saphira arrivent du nord-est à vive allure !
Nasuada remit le poignard dans son étui, se leva de son siège et dit à Angela :
— Aidez-moi à me vêtir.
Angela tint sa robe ouverte devant la jeune femme, qui entra d’un pas dans le cercle de tissu. L’herboriste l’aida ensuite à enfiler les manches, puis elle s’employa à lacer le dos du vêtement. Elva la rejoignit ; ensemble, elles eurent bientôt rendu Nasuada présentable.
Examinant ses bras, cette dernière demanda :
— Dois-je montrer ou cacher mes blessures ?
— Cela dépend, déclara Angela. Pensez-vous accroître votre autorité en les montrant, ou craignez-vous que vos ennemis en profitent parce qu’ils vous croient affaiblie et vulnérable ? C’est en réalité une question d’ordre philosophique dont la réponse est déterminée par votre réaction à la vue d’un homme qui a perdu le gros orteil. Diriez-vous : « Le pauvre est mutilé ! », ou bien : « Ah, celui-ci a évité le pire ! Il est malin, très fort, il a de la chance » ?
— Vos comparaisons sont des plus curieuses.
— Merci.
— L’Épreuve des Longs Couteaux est un concours de force et de volonté, intervint Elva. Tous les Vardens et les Surdans le savent. Es-tu fière de ton courage, Nasuada ?
— Coupez mes manches.
Comme les deux autres hésitaient, elle insista :
— Vite, exécution ! Et ne vous inquiétez pas de la robe, je la ferai remettre en état plus tard.
En quelques gestes habiles, Angela amputa le vêtement aux endroits désignés et laissa tomber le tissu excédentaire sur la table.
Nasuada redressa le menton :
— Elva, si tu sens que je suis sur le point de m’évanouir, préviens Angela pour qu’elle me soutienne. Vous êtes prêtes ?
Elles se regroupèrent en formation serrée, Nasuada en tête ; Solembum allait seul, à l’écart.
Lorsqu’elles sortirent de la tente, le capitaine nain aboya :
— À vos postes !
Et les six membres des Faucons de la Nuit se rangèrent autour du groupe : les hommes et les nains devant et derrière, les gigantesques Kulls-Urgals, hauts de huit pieds et plus, de chaque côté.
Le crépuscule étendait ses ailes d’or et de pourpre sur le camp Varden, auréolant de mystère les rangées de tentes qui s’étiraient à perte de vue. Les ombres fonçaient, prélude à la tombée de la nuit ; les torches et les feux innombrables brillaient déjà, clairs et gais dans la tiédeur du jour finissant. À l’est, le ciel était limpide. Au sud, des nuages noirs et bas cachaient l’horizon et les Plaines Brûlantes, à une lieue et demie seulement du campement. À l’ouest, une longue file de hêtres et de trembles bordait le cours de la rivière Jiet, sur laquelle flottait l’Aile du Dragon, le vaisseau de l’Empire dont Jeod, Roran et les villageois de Carvahall s’étaient emparés. Mais Nasuada n’avait d’yeux que pour le nord et la silhouette scintillante de Saphira qui approchait. La lumière déclinante la nimbait d’un glorieux halo bleu. On aurait dit une constellation qui descendait du firmament.
Émerveillée par ce majestueux spectacle, Nasuada se sentait privilégiée d’y assister et en remerciait sa chance. « Ils sont sauvés ! » songea-t-elle avec un soupir de soulagement.
Le guerrier qui lui avait annoncé la nouvelle, un homme maigre à la barbe hirsute, s’inclina, puis montra la dragonne du doigt :
— Madame, comme vous le constatez, je n’avais pas menti.
— En effet. C’est bien, mon brave. Pour repérer Saphira comme vous l’avez fait, vous devez avoir un œil d’aigle. Quel est votre nom ?
— Fletcher, fils de Harden, Madame.
— Vous avez ma gratitude, Fletcher. À présent, vous pouvez regagner votre poste.
L’homme s’inclina de nouveau, puis il s’éloigna d’un pas alerte.
Le regard rivé sur Saphira, Nasuada se fraya un chemin entre les tentes pour gagner le vaste espace dégagé réservé aux décollages et atterrissages de la dragonne. En tant que chef des Vardens – en tant qu’amie aussi, ce qui l’avait surprise – elle s’était beaucoup inquiétée pour Eragon et Saphira ces jours derniers.
Saphira volait aussi vite qu’une buse ou un faucon ; elle mit cependant une dizaine de minutes à parcourir les miles qui la séparaient du camp. Pendant ce temps, une foule de guerriers s’était massée autour de la clairière : des hommes, des nains, et même un contingent d’Urgals à peau grise sous la conduite de leur chef, Nar Garzhvog, qui éructait dans sa langue à l’intention des siens. Le roi Orrin et sa cour avaient pris place à l’opposé de Nasuada. Il y avait aussi Narheim, l’ambassadeur des nains qui assumait les fonctions d’Orik, parti pour Farthen Dûr ; Jörmundur et les membres du Conseil des Anciens ; et il y avait Arya.
L’elfe à la silhouette élancée se faufilait parmi la foule pour rejoindre Nasuada, et les regards se détournaient du ciel et de Saphira pour la contempler tant elle avait d’allure. Tout de noir vêtue, elle portait des jambières, comme un homme, une épée à la hanche, un arc et un carquois de flèches sur le dos. Elle avait la peau couleur de miel blond, un visage de chatte, et elle se déplaçait avec une grâce féline, une souplesse et une puissance qui témoignaient de son aisance au combat et de sa force surnaturelle.
De l’avis de Nasuada, cette tenue excentrique qui moulait ses formes avait quelque chose d’indécent. Elle devait cependant reconnaître que, même couverte de haillons, Arya aurait été plus royale et plus digne que n’importe quel mortel de noble lignage.
S’arrêtant devant Nasuada, l’elfe désigna les blessures de ses bras d’un long doigt élégant :
— Comme l’affirmait Earnë, le poète, se mettre en danger par amour de son peuple et de son pays est le plus beau des gestes. J’ai connu les chefs successifs des Vardens, de grands meneurs, hommes ou femmes. Ajihad les surpassait tous, et je crois qu’aujourd’hui tu l’as surpassé à ton tour.
— Tu m’honores, Arya. Hélas, si mon étoile brille d’un éclat si vif, je crains qu’on ne se souvienne pas de mon père comme il le mérite.
— Les actes des enfants donnent la mesure de l’éducation qu’ils ont reçue. Brille comme un soleil, Nasuada ! Plus tu brilleras et plus nombreux seront ceux qui respecteront Ajihad pour t’avoir si bien instruite, te rendant apte à gouverner à un âge aussi juvénile.
Nasuada hocha la tête avec gravité. Puis elle sourit et dit :
— Aussi juvénile ? Je suis adulte aux yeux de notre société.
Une lueur amusée dansa dans les prunelles vertes d’Arya :
— C’est vrai. Mais, si l’on en jugeait en termes d’années et non de sagesse, aucun humain ne serait considéré comme adulte parmi mon peuple. À l’exception de Galbatorix, bien sûr.
— Et de moi, intervint Angela.
— Allons, vous ne pouvez pas être beaucoup plus vieille que moi !
— Les apparences sont trompeuses, Dame Nasuada. Depuis le temps que vous côtoyez Arya, je m’étonne que vous vous laissiez abuser de la sorte.
Nasuada n’eut pas le loisir de lui demander son âge car, dans son dos, on tirait sur sa robe. C’était Elva qui avait pris cette liberté. De l’index, elle lui faisait signe de se pencher. Nasuada obéit, et la fillette lui murmura à l’oreille :
— Eragon n’est pas sur Saphira.
Soudain oppressée, Nasuada releva les yeux vers la dragonne qui décrivait un cercle à quelque mille pieds au-dessus du camp, ses immenses ailes membraneuses presque noires contre le ciel. On distinguait ses griffes d’un blanc étincelant, le motif des écailles sur son ventre, mais on ne voyait pas ceux qui la chevauchaient.
— Comment le sais-tu ?
— Je ne sens ni son chagrin ni ses craintes. Roran est là, avec une femme, sans doute Katrina. Il n’y a personne d’autre.
Nasuada se redressa, frappa dans ses mains et lança d’une voix impérieuse :
— Jörmundur !
Fort de son expérience, il comprit qu’il y avait urgence et se hâta de parcourir les trente coudées qui les séparaient, écartant sans ménagement ceux qui se trouvaient sur son passage.
— Oui, Ma Dame.
— Dégage le terrain. Je ne veux personne ici quand Saphira atterrira.
— Pas même Orrin, Narheim et Garzhvog ?
Elle grimaça :
— Ils peuvent rester. Fais évacuer les autres. Dépêche-toi.
Tandis que Jörmundur criait ses ordres, Arya et Angela se rapprochèrent de Nasuada, dont l’angoisse se reflétait sur leurs visages inquiets.
— Saphira ne serait pas aussi calme si Eragon était blessé ou mort, observa l’elfe.
— En ce cas, où est-il ? Dans quel guêpier s’est-il encore fourré ?
La clairière fut bientôt plongée dans un bruyant chaos ; Jörmundur et ses hommes repoussaient les curieux vers leurs rentes, jouant de la badine quand les soldats récalcitrants s’attardaient ou protestaient. S’il y eut quelques échauffourées, les capitaines de Jörmundur maîtrisèrent rapidement les coupables pour éviter que les violences ne s’étendent. Par chance, les Urgals se retirèrent sans incident sur un signe de Garzhvog, leur chef, ce qui n’empêcha pas ce dernier de s’avancer vers Nasuada, de même que le roi Orrin et Narheim, le nain.
Le sol tremblait sous les pas du gigantesque Urgal. Il leva son menton osseux, découvrant sa gorge selon la coutume de sa race :
— Que signifie ceci, Dame Qui-Marche-La-Nuit ?
La forme de sa mâchoire, l’implantation de ses dents et son accent le rendaient difficile à comprendre.
— Oui, j’aimerais bien des explications, moi aussi, s’impatienta Orrin, cramoisi.
— Et moi donc ! Renchérit Narheim.
Nasuada les observa en songeant que les différentes races de l’Alagaësia ne s’étaient pas rassemblées dans la paix en si grand nombre depuis des milliers d’années. Il ne manquait que les Ra’zacs et leurs montures, des créatures immondes que jamais un être sensé n’inviterait à siéger parmi les membres de son conseil. Enfin, elle déclara en montrant Saphira du doigt :
— C’est elle qui satisfera à vos revendications.
Alors que les derniers retardataires quittaient la clairière, une bourrasque annonça l’approche de la dragonne. Les ailes relevées pour ralentir sa chute, elle se posa sur les pattes arrière, puis laissa retomber ses pattes de devant dans un boum retentissant. Aussitôt, Roran et Katrina défirent leurs attaches pour mettre pied à terre.
Nasuada s’avança vers eux en observant Katrina, curieuse de savoir quel genre de femme poussait un homme à accomplir de tels exploits pour la sauver. C’était une jeune personne à l’ossature solide, au teint pâle des malades, à la crinière cuivrée ; elle portait une robe si déchirée, si sale, qu’il était impossible d’avoir la moindre idée de ce qu’elle était à l’origine. Attirante malgré les effets délétères de la captivité, Katrina n’était pas ce que les bardes appellent une beauté. Son regard et son attitude témoignaient cependant d’une force de caractère qui inclinait Nasuada à penser que, si Roran avait été enlevé, sa fiancée aurait été tout aussi capable d’entraîner les villageois de Carvahall jusqu’au sud du Surda, d’en découdre à la bataille des Plaines Brûlantes, et de poursuivre jusqu’à Helgrind pour sauver l’être aimé. Lorsqu’elle aperçut Garzhvog, la jeune femme ne manifesta aucune frayeur et demeura bien droite au côté de Roran.
Ce dernier s’inclina devant Nasuada, salua Orrin et déclara, le visage grave :
— Ma Dame, Majesté, permettez-moi de vous présenter Katrina, ma fiancée.
Celle-ci fit une révérence.
— Bienvenue parmi les Vardens, Katrina, dit Nasuada. Nous te connaissions de nom. Le culte que te voue Roran t’a rendue célèbre et des ballades à la gloire de son amour pour toi se répandent déjà à travers le pays.
— Vous êtes la bienvenue, ajouta Orrin. La très bienvenue.
Nasuada nota que le roi n’avait d’yeux que pour la jeune femme, comme tous les hommes et les nains présents ; ils ne manqueraient pas de vanter ses charmes à leurs compagnons d’armes avant que la nuit s’achève. Ce que Roran avait fait pour elle l’avait élevée au rang de légende, transformée en objet de mystère et de fascination. Pour qu’on lui sacrifie autant, il fallait que ce soit là une personne d’exception.
Katrina sourit en rougissant.
— Merci, murmura-t-elle.
Sa gêne face à tant d’attention se teintait de fierté, comme si, consciente des extraordinaires qualités de Roran, elle se réjouissait d’être, entre toutes les femmes d’Alagaësia, celle qui avait su capturer son cœur. Il lui appartenait, lui tenait lieu de rang et de fortune, elle n’en désirait pas davantage.
Un sentiment de profonde solitude s’empara de Nasuada. « J’aimerais bien avoir ce qu’ils ont », songea-t-elle avec un pincement de regret. Ses responsabilités l’empêchaient de nourrir des rêves d’idylle et de mariage, sans même parler d’enfants. À moins bien sûr d’un mariage de convenance pour le bien des Vardens. Elle avait souvent envisagé de s’unir à Orrin dans ce but, mais ne s’y résolvait pas et perdait tout courage. Quoi qu’il en soit, elle ne se plaignait pas de son lot, ne jalousait pas le bonheur de Roran et Katrina. Elle avait voué sa vie à sa cause ; vaincre Galbatorix était de loin plus important qu’une bagatelle comme le mariage. Si tout le monde ou presque réussissait à se marier, combien avaient la chance de contribuer à l’avènement d’une ère nouvelle ?
« Je ne suis pas dans mon état normal, ce soir. Mes blessures troublent ma raison et mes pensées bourdonnent comme un essaim d’abeilles. » S’arrachant à ses ruminations, elle détacha les yeux du couple pour reporter son attention sur Saphira, ouvrit les barrières mentales dont elle s’entourait pour entendre ce que la dragonne avait à dire, et lui demanda :
— Où est-il ?
Dans un bruissement d’écailles, Saphira s’avança et abaissa sa tête à la hauteur de Nasuada, Arya et Angela. Des flammes bleues dansaient dans son œil gauche. Elle renifla deux fois, darda sa langue vermeille. Son souffle chaud et humide souleva la dentelle qui ornait le col de Nasuada.
La jeune femme déglutit avec peine quand l’esprit du dragon effleura le sien. Le contact avec Saphira était hors du commun. C’était une forme de conscience ancienne, totalement étrangère, faite de douceur et de férocité. À cela s’ajoutait son physique impressionnant, de sorte qu’en sa présence Nasuada n’oubliait jamais qu’elle les dévorerait tous si l’envie l’en prenait : on ne jouait pas les malins à côté d’un dragon.
« Je sens une odeur de sang. Qui t’a blessée, Nasuada ? Nomme-les, et je les mets en pièces pour t’apporter leurs têtes en guise de trophée. »
— Inutile de mettre qui que ce soit en pièces. Du moins pas encore. C’est moi qui me les suis infligées. Et le moment me paraît mal choisi pour en discuter. Tout ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est de savoir où se trouve Eragon.
« Eragon a décidé de rester sur le territoire de l’Empire. »
Nasuada en demeura comme paralysée, incapable de réfléchir, d’articuler un son. Le premier choc passé, sa stupeur incrédule céda la place à un pressentiment de malheur. Les autres réagirent de diverses manières, d’où Nasuada déduisit que Saphira s’était adressée à tout le groupe.
— Pourquoi… Pourquoi ne l’en as-tu pas empêché ? demanda-t-elle.
Saphira s’ébroua, de petites langues de feu ondoyèrent autour de ses naseaux :
« Parce que ce n’était pas possible. Eragon a choisi. Il insiste pour agir selon ce qu’il pense être le bien, sans se soucier des conséquences pour lui ou pour l’Alagaësia… Si je m’écoutais, je le secouerais comme un dragonneau sorti de l’œuf, mais je suis fière de lui. N’ayez crainte, il est assez grand pour se défendre. Jusqu’ici, il ne lui est rien arrivé. S’il était blessé, je le saurais. »
— Pourquoi a-t-il fait ce choix, Saphira ? s’enquit Arya.
« Ça irait plus vite si je vous montrais plutôt que de tout vous expliquer avec des mots. Je peux ? »
Ils y consentirent.
Le flot des souvenirs de Saphira déferla alors dans la tête de Nasuada. Elle vit d’en haut les noirs pics de Helgrind au-dessus des nuages ; elle entendit Eragon, Roran et Saphira discuter de la meilleure stratégie d’attaque, assista à leur découverte du repaire des Ra’zacs et revécut le combat épique entre la dragonne et le Lethrblaka. Le défilé des images la fascinait. Née au cœur de l’Empire, elle n’en gardait aucun souvenir ; en tant qu’adulte, c’était la première fois qu’elle en apercevait des paysages autres que les frontières sauvages des terres de Galbatorix.
Vint enfin la confrontation entre Eragon et Saphira. Bien qu’elle s’efforçât de masquer son angoisse, l’évocation de cette déchirante séparation affectait la dragonne au point que Nasuada, bouleversée, dut essuyer ses larmes de ses bras bandés. Malgré son émotion, les prétextes qu’avait invoqués Eragon pour rester – tuer le dernier Ra’zac et explorer Helgrind – lui parurent bien légers.
Elle fronça les sourcils. « Tout impulsif et téméraire qu’il soit, Eragon n’est pas assez fou pour compromettre notre entreprise dans le seul but de visiter quelques grottes et de boire jusqu’à la lie la coupe arrière de sa vengeance. Il doit y avoir une autre explication. » Tentée d’interroger Saphira plus avant pour connaître la vérité, elle songea que la dragonne ne la lui cacherait pas sur un caprice. « Elle veut peut-être que nous en discutions en privé… »
— Bon sang ! s’exclama le roi Orrin. Eragon a choisi le pire moment pour partir seul à l’aventure. Que nous importe un unique Ra’zac quand l’armée de Galbatorix au complet n’est qu’à quelques miles de nous ?… Il faut que nous le récupérions.
Angela éclata de rire. Elle tricotait une chaussette avec cinq aiguilles d’os qui cliquetaient et frottaient les unes contre les autres à un rythme des plus curieux.
— Comment ? Il voyagera de jour, et Saphira ne se lancerait pas à sa recherche en pleine lumière de peur qu’on la repère et que Galbatorix en soit averti.
— Peut-être, mais c’est notre Dragonnier ! Nous ne pouvons pas rester à nous tourner les pouces pendant qu’il est en territoire ennemi.
— C’est bien mon avis, renchérit Narheim. Par quelque moyen que ce soit, nous devons faire en sorte qu’il rentre sain et sauf. Grimstborith Hrothgar a adopté Eragon au sein de sa famille et de son clan, qui est aussi mon clan, comme vous le savez. Notre loyauté et notre sang lui sont acquis de droit.
Arya mit un genou à terre et, à la grande surprise de Nasuada, elle entreprit de dénouer les lacets de ses bottes pour les rattacher.
Tenant un cordon entre les dents, elle demanda :
— Où était Eragon lors de ton dernier contact avec lui, Saphira ?
« À l’entrée de Helgrind. »
— Tu as une idée du chemin qu’il comptait prendre ?
« Il l’ignorait lui-même. »
L’elfe se releva d’un bond et déclara :
— En ce cas, je vais devoir chercher un peu partout.
Telle une biche, elle s’élança à travers la clairière pour filer vers le nord entre les tentes, vive et légère comme le vent.
— Arya, non ! s’écria Nasuada.
Trop tard. L’elfe était déjà loin.
Une vague de désespoir submergea Nasuada tandis qu’elle la regardait disparaître. « Le centre s’effondre », songea-t-elle.
Agrippant les bords de la bizarre cuirasse qui lui couvrait le torse comme pour l’arracher, Garzhvog dit à Nasuada :
— Veux-tu que je la suive, Dame Qui-Marche-La-Nuit ? Je ne cours pas aussi vite que les petits elfes, mais je cours aussi longtemps.
— Non… non, reste. Arya peut passer pour humaine de loin. Toi, tu auras les soldats à tes trousses dès qu’un fermier t’apercevra.
— J’ai l’habitude qu’on me donne la chasse.
— Pas au milieu de l’Empire, avec des centaines d’hommes de Galbatorix lâchés dans la nature. Non. Arya devra se débrouiller seule. Je prie le ciel qu’elle retrouve Eragon et parvienne à le protéger, car sans lui nous sommes perdus.